Il est fabuleux de pouvoir s'absenter à soi-même, de vivre plusieurs vies, d'en laisser une en suspens tandis que l'autre suit son cours. Il n'y a pas de contradiction réelle à être engagé dans des domaines en apparence inconciliables - pendant tous ces mois, j'ai zappé ce site, Paul Senoï n'était même pas une ombre - car la réalité est multiforme, et c'est être à son image que d'être tranquillement lancé dans une voie, d'y adhérer totalement sans se soucier du reste, de ce qu'on a laissé en suspens. Vivre pleinement une vie d'homme, avec ses transitions, ses passages, ses affres, que demander de plus ? Vraiment, et contrairement à ce qu'on pourrait en penser, la soumission au réel est quelque chose d'infiniment délicieux : il ne s'agit pas d'être passif, mais d'être attentif, plongé dans le moment présent, et d'agir quand il faut, au moment opportun, quand il se présente, quand il est nécessaire, c'est presque la philosophie du samouraï.
Je n'ai pas tenu mes promesses de début d'année, de faire vivre mon écriture, et pourtant, je trouve que c'est admirable. Il n'y a pas d'autre pression que celle que je peux m'imposer à moi-même. C'est une violence de réfréner ses désirs, les insatisfactions de toute une vie, mais en reconnaissant ces désirs pour ce qu'ils sont en eux-même, une violence, en reconnaissant que le terreau dont ils sont issues (immémorial, infantile peut-être, que sais-je ?) est compromis, malsain - mais je ne voudrais pas blâmer ce qui a été vécu - on parvient à accepter et à se détacher. Là, je pense en bouddha. La patience nourrit, fortifie l'esprit, purifie l'âme torturé. Et pendant ce temps où j'étais absent de moi-même, de Paul Senoï, comme en récompense de tout ce vide par lequel je suis passé, des doutes, des gémissements de mon Moi tyrannique et profond, d'autres dimensions cachées de l'existence me sont apparus, et pas des moindres. J'y reviendrai.
J'ai vu une sorte de barrage aujourd'hui. L'eau coulait à flot, passant d'un niveau à l'autre, le remous sonore de l'eau tapissait cette journée ensoleillée d'automne. Je me sentais bien. En bon Robinson Crusoé, j'avais déjà des idées de radeau en tête, je me voyais déjà sur l'eau à me laisser porter par le courant de la rivière, à laisser la vie me surprendre. Je méditais pendant une heure à la meilleure façon de procéder. Je me triturais les méninges dans tous les sens. Je suais même à grosse goutte sous le soleil, avec la turbine qui me tient lieu de cerveau. Je m'enivrais de la puissance de mon esprit ; car d'une façon plus conceptuelle, je savais qu'il s'agissait d'utiliser la force de la rivière pour me déplacer, et je m'émerveillais de moi-même, de ma liberté, de ce que je pouvais déployer en pensée pour accomplir mon projet, toute cette ingéniosité qui bouillonnait en moi et qui allait me permettre de trouver la nourriture que je cherchais : ces paysages inconnus que poursuivait la rivière, la tranquillité du voyage sur l'eau. Puis, je me suis aperçu que depuis le début, il y avait un héron immobile sur la berge en face, beau et gracile. Il bougeait à peine. Sa présence m'intriguait beaucoup. Tout à coup, je l'ai vu plonger son bec dans l'eau, et gober le poisson qu'il attendait depuis tout à l'heure. Tout simplement. J'étais tombé sur plus malin que moi.